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Les pensées font leurs drôles de vies
23 mars 2021

L'art

Certains événements de la vie quotidienne recèlent une joie insoupçonnée. Surprendre un inconnu dans un instant d’égarement par exemple. J’en aperçois un la quarantaine grisonnante, suspendu dans la contemplation des immenses fleurs roses de la résidence, les jambes en flexion, prêtes à réenclencher le mouvement. Son attention est focalisée sur une en particulier, il sourit sous le soleil printanier. Alors que je passe sur le chemin à sa gauche, je ne peux m’empêcher de l’observer, et de sourire en mon fort intérieur. Comme il est mignon ! Mais il le remarque, et comme s’il avait été pris la main dans le sac, se détourne brusquement et poursuit sa route. Encore une autre fois, un homme d’âge moyen -peut-être le même- , observait avec un plaisir visible la fontaine, constituée d’une statue cubique verticale, entourée d'un bassin d’eau rendue turquoise par le fond carrelé. De la même manière que la fois précédente, il s’extirpa de sa vision au moment où je passai près de lui, ayant pourtant pris soin, cette fois, de le laisser contempler sans regard inquisiteur.

Oubliez-vous inconnus, car j’aime vous observer dans votre songe. Vos corps sont en suspens, et le regard, tantôt voilé, tantôt perçant, suggère un intérêt qui m’échappe. Un mystère plane… et ma curiosité joyeuse s’amuse à imaginer vos sentiments et pensées.

Nous nous jugeons trop. Il me semble que Foucault a étudié ou décrit un modèle de surveillance dans les prisons (culture approximative, bonsoir…). L’endroit était circulaire, et il suffisait de mettre un gardien au milieu du cercle pour que les prisonniers se tiennent tous à carreau. Ils avaient intériorisé la surveillance puisqu’elle était partout, et il n’y avait plus besoin de rappel à l’ordre. Nous nous croyons libres mais nous avons tellement intégré les normes sociales qu'à chaque instant d’évasion, nous craignons d’être rappelé à l’ordre par des regards suspicieux, « des regards qui vous transpercent », dit Scylla, des regard qui disent « Alerte, intru, étrange, il semble sans but, ce n’est pas normal, il n’est pas normal » ; les seuls qui sont sans buts sont les sans domicile qui par terre attendent que les regards se posent seulement sur eux, eux et les enfants, peut-être les vieilles personnes également, mais nous autres, la tranche active, la majorité, nous ne pouvons pas être étranges sans susciter de la méfiance.

Peur de quoi dites-moi ? Comme cet homme qui entre dans le train alors que nous sommes déjà installés, il parle trop fort et a visiblement, à part un gros coup dans le nez, un déficit d’inhibition… Il parle trop, sans se soucier des autres, appelle fort son amie « Lulu », qui compense le non-conformisme de son ami par une voix presque inaudible. Il lâche quelques insultes en callant son gros sac de voyage sous un siège… Mon amie a déjà un mouvement de recul, de rejet, et cela me désole. Il est pourtant bien vivant ce monsieur, plus que d’autres, je le trouve même touchant. Il fume une cigarette sur le quai, et parle avec une fille. De retour dans le wagon, le voilà qui explique à Lulu qu’il a fait une « rencontre géniale », que « cette fille est géniale », puis il lui décrit avec enthousiasme ce qu’elle fait dans la vie. C’est sûr, il est un peu désaccordé, lui et sa rencontre n’ont surement pas éprouvé le même sentiment d’enrichissement… Mais quand même. N’est-il pas adorable, tout enjoué, bon enfant, naïf ?

Je veux ressentir la beauté par tous les moyens possibles.

Ballade près d’un lac dans un bois. La beauté de la nature est saisissante, pourtant simple, banalisée. Je vois des personnes qui paraissent oublier de jeter un coup d'eil autour d'eux. Une dizaine d’espèces d’arbres différentes semble s'élever ici : chacune a son propre feuillage, une densité particulière, une teinte qui lui est propre. La végétation est ainsi colorée de plusieurs dizaines de verts, tirant parfois vers le bleu, parfois carrément jusqu'au mauve. Le gris des troncs apaise, et cet ensemble luxuriant entoure l’eau verte du lac, sur laquelle les ondes se répandent sans cesse, troublée à certains endroits par une tête de canard sortant de l’eau.

Vivant en ville depuis mon jeune âge, j’ai d’abord découvert le "Beau" chez les "Gens". L’"Humain" recèle d’anomalies charmantes, d’incongruités, de dérèglements perceptibles à n’importe qui observe avec un peu d’attention. En grandissant, je ressens davantage la Nature, moins comique, plus pure. Chez l’"Humain", je décode. La nature, elle, s’impose à nous avec grâce. Peu importe où le regard se pose : une feuille, longue et dotée de quelques piques, follement élégante, s’élance vers le ciel. Le vent, qui amène la pluie, agite de drôles d’herbes, dont l’aboutissement ressemble à un minuscule épi de blé, en un ballet délicat. Alors que je croyais que les canards ne volent pas (quelle inculte citadine je fais !), je suis soudain spectatrice du vol plané maitrisé d’un individu épais, sombre. Ses ailes ouvertes forment une planche sombre et puissante, qui porte son corps avec efficacité. Je suis surprise par la douceur de son atterrissage, ou devrais-je dire son amerrissage.

Si nous sommes des machines à observer, et à éprouver la sensibilité agitée par l’environnement, il est logique que nous devions faire ressortir ces visions sensibles par un moyen ou par un autre. L’art est quelque chose qui n’a pas d’utilité pragmatique. Il sert à l’âme de celui qui crée l’œuvre, et à celles de ceux qui les reçoivent et les éprouvent. Dans ce monde qui semble étrange, nous cherchons à retrouver des valeurs et des croyances (quoiqu'en disent certains) qui feraient sens pour nous. J’aime la vie et sa beauté. La lumière, les couleurs, l’eau, les astres, le feu, la végétation, les roches qui peuvent prendre une infinité, semble-t-il, de teintes. Le vent qui agite, le bruit puissant du tonnerre, les éclairs qui fendent le ciel noir d’orage, l'éblouissant, en une fraction de seconde, d'une lumière terrassante de beauté. La vie sous l’eau, non régie par les mêmes lois de pesanteur. Le bruit de la nature, jamais silencieuse, à la nuit tombée. Un fond sonore rassurant qui emplit l’atmosphère : bruissements de feuilles provoqués par le vent, les rongeurs et les insectes, des appels d’insectes destinés à leurs futurs partenaires, des sons aigus dont je ne sais s’ils sont l’œuvre d’une chouette ou d’une sorte de grillon.

La vie est partout, et nous devons tout faire pour la préserver, la restaurer, lui donner le temps de reprendre ses droits. Nous devons apprendre à s’en méfier sans la détruire, car la belle Nature, Dieu de Spinoza, ne connaît pas la morale, et n’est ni bien, ni mal. Elle est un ensemble composé d’une immensité de parties interdépendantes. Interdépendance. Nous avons oublié cela, nous nous sommes fourvoyés au cours de notre évolution. Aujourd’hui, la mentalité indépendante véhiculée est celle du soi unique. Un soi à développer,  à désencombrer de ses illusions, un soi à trouver dans la quête du bonheur. Nous avons juste oublié que nous dépendons des autres à chaque instant. Là tout de suite, je dépends de ceux qui ont fabriqué mes vêtements, mon sac, mes outils électroniques, de ceux qui les ont acheminés jusqu’à moi, de ceux qui les ont vendus. Je dépends de mes proches, qui m’apportent une validation, un sentiment d'appartenance, ou d'utilité lorsqu'ils ont besoin de moi. 

Il est vrai que des tas de personnalités m’insupportent souvent. Ne croyez pas en me lisant que je suis une sorte de Mère Thérèsa. Vivre en ville, à Paris, peut être difficile. Le genre humain me dégoute souvent. Notre bêtise à tous, en masse, nos obligations respectives qui nous conduisent à emprunter les mêmes transports, parqués dans des espaces clos, les traits fatigués, le maquillage mal mis, les yeux rivés sur le téléphone, et surtout, le non-respect du périmètre de l’intimité, l’oppression ressentie dans cette compression insensée de chair humaine, la laideur émanant de ces routines sans sens, tout cela me rend parfois folle de rage.

J’ai appris avec le temps que la colère est une tristesse déguisée. Il n’est pas rare cependant qu’un acte chaleureux n’interrompe mon méli-mélo rageux. Un jeune homme se lève de sa place, vient prendre le bras d’une veille femme. Un passager, pour une fois, n’ignore pas un SDF ayant la parole facile, et lui répond avec jovialité, jusqu’à ce qu’un carré entier de places se mette à converser entre inconnus, pour rien, juste comme ça. Un conducteur de bus ou de métro se met à amuser la galerie avec quelques blagues spontanées, et les gens se fendent tous d’un sourire ou d’un rire. Un artiste de rue fait une belle prestation, reçue par les gens peuplant la rame, une fois n’est pas coutume, il est applaudi, et nous autres auditeurs en sortons apaisés.

La beauté de la vie est partout, et j’aimerai que nous ayons tous à cœur d’y participer. Appelons les artistes sans travail, et demandons-leur de colorer ces milliers de murs gris qui structurent les transportent, ces bancs délabrés (en apposant leur insta à côté de leur signature, cela va de soi). Appelons à la générosité de personnes créatives pour ajouter partout, des sculptures, des mobiles, des chaises étranges, des bouteilles vides assemblées ensemble formant des xylophones artisanaux, mettons-nous tous, ensemble, à déposer de l’art là où le voulons, et tant pis si certaines choses sont laides.  Pour qu’en sortant de chez nous, nous puissions sourire de surprise devant un objet incongru, échanger quelques mots à son propos avec un inconnu, et ainsi perpétuer l’onde positive.

 

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